Est-elle nécessaire ?

Barbara Y. Flamand

Il y a quelques minutes à peine, je recevais un coup de téléphone d’Elise, une de mes bonnes connaissances. Elle m’annonçait qu’elle allait écrire – et publier bien sûr – un fascicule sur la nécessité de la philosophie. Je reste sous l’effet de cette nouvelle étonnante car Elise ne m’a pas donné jusqu’ici une preuve de son intérêt pour cette matière. Arrive-t-il qu’on se découvre à la faveur d’un événement ou d’une circonstance une disposition inattendue ? Je reste perplexe.

Comme je dois communiquer mon étonnement, je téléphone à Marc, un ami ironique mais sans méchanceté, même bon enfant souvent, pour l’instruire de cette « disposition inattendue d’Elise ». Il se met à rire et me rassure : « Ne t’imagine pas qu’il faut connaître cette matière de Socrate à Marx. Mais non ! Il faut tout simplement exposer sa façon d’être et de penser, si on pense. »

Et cela s’appelle philosophie, ça ?! De la part d’Elise, la philosophie serait donc une idée personnelle, pas une connaissance du trajet idéologique du passé à nos jours ?

On ne s’embarrasse pas du passé aujourd’hui. On est dans le présent. On ne doit pas être philosophe pour traiter du sujet, pas plus qu’il ne faut être soi-même artiste pour parler de l’Art. Il est important de s’affirmer. Point c’est tout. A chacun sa manière. J’en connais un, un ancien de la fac, qui possède l’art de s’affirmer. Il a réussi à se faire inviter aux cocktails de toutes les expos. Il parle d’autorité sur tous les genres et toutes les techniques alors qu’il n’en connaît rien. Et, bien sûr, de philosophie, car un tel sujet en impose. Et si Elise aborde un thème dont elle ignore le fondement et le développement, c’est dans l’air du temps.

Cette conversation m’agite un peu. Je n’abandonnerai pas ce sujet sans en avoir discuté avec mon vieil ami Octave que je verrai cet après midi. La sonnerie de la porte d’entrée retentit. Tiens ! Une visite inattendue. C’est Juliette qui veut absolument me voir pour épancher son chagrin d’amour en toute fraternité. Raymond l’a plaquée. Il s’est toqué d’une étrangère venue d’Amérique du Sud, engagée au « Bodystar Club » grâce à son art de la danse du ventre. Hélas, Juliette n’entend rien à la danse du ventre, ni à aucune autre d’ailleurs car elle s’est donnée corps et âme à la nurserie qu’elle a créée, il y a deux ans, spécialement pour bébés trouvés dans les poubelles. Raymond, après avoir tapoté, patiemment, pendant ces deux années les joues des bébés en disant « Fais risette ! », fut pris d’une lassitude si insupportable qu’elle le dirigea vers un changement radical de décor et transforma sa spécialité de caresses des joues de bébé aux caresses des fesses de danseuse.

Un peu obsédée par le sujet du jour, la philosophie, je ne pouvais m’empêcher d’en parler, croyant innocemment ou stupidement, qu’un tel sujet pouvait quelque peu soulager l’amie vivant une cruelle séparation. Juliette se fâcha : « Je viens pour me consoler d’un chagrin d’amour et tu me parles de philosophie ! Tu te moques du monde ou quoi ?! »

Je tentai de lui faire comprendre que je prenais son chagrin très au sérieux ; et qu’il m’affligeait tant que je lui proposais une solution, un remède même, un remède de toujours : la philosophie. Juliette hochait la tête en disant « Non ! Non ! Il ne suffit pas que mon mec me trompe, il faut maintenant que l’amie sur qui je comptais perde l’entendement pour croire qu’on peut guérir d’une peine de cœur par des idées. Non ! Tu fais fausse route ! Au coeur, on répond avec le coeur. Si tu n’as pas compris ça à ton âge, eh bien, tu ne le comprendras jamais ! Et au diable ta philosophie ! Et elle sortit en claquant la porte.

Aîe ! Qu’ai-je fait ? J’aurais dû parler de l’égoïsme de Raymond puisqu’elle venait pour ça ! Tant pis ! Revenons à notre sujet : la revue d’Elise. Elle me téléphone, justement. Elle pense que le sujet proposé, la philosophie, est trop grave pour notre époque alors que les gens – l’énorme majorité – s’en fichent comme un poisson d’une pomme. Même traité légèrement, le sujet est trop sérieux. Elle me surprend agréablement. Elle fait preuve d’une capacité de réflexion que j’avais ignorée jusqu’à ce jour. Et le sujet qui lui tenait maintenant à cœur n’était rien moins que l’intelligence artificielle, celle-ci étant ou n’étant pas capable de créer un système philosophique. Je n’en revenais pas. Je n’y avais pas pensé moi-même. Était-elle capable cette intelligence artificielle de créer un poème digne de ce nom, capable d’innover en matière artistique ? Plus elle parlait, plus elle m’enthousiasmait. Oui, oui, oui, son projet était ambitieux et touchait à la philosophie d’une façon intelligente et j’y collaborerais.
Je me disais qu’Octave et moi aurions de quoi nous passionner cet après-midi. À vrai dire, je n’avais plus vu Octave depuis plus d’un an, une année qu’il avait vécue loin d’ici, en Italie chez son fils.

En effet, après les propos habituels des retrouvailles je lançai sur le tapis la question du jour : la philosophie. Il croisa les bras, me regarda de haut en bas s’exclamant : « D’où tu sors, toi ?! En traînant avec toi des questions désuètes ? Des questions desquelles l’humanité s’est débarrassée ? Les gens vivent pour bouffer, copuler, conduire des voitures, bailler devant la télé, se faire valoir même avec de très petits moyens, et Dieu sait quoi… J’ai circulé pas mal en Europe et partout j’ai vu les mêmes têtes vides et ce n’est pas là que la philosophie va se loger. Le temps de la Pensée avec majuscule fait partie de l’Histoire. Et j’en ai pris mon parti. Je ne suis plus aujourd’hui ce que je fus hier. Il faut vivre avec son temps. »

J’étais atterrée. Tout à coup je bondis et m’écriai : « Dans un temps aussi lamentable, il faut vivre et agir contre son temps. »

Il se leva en souriant et dit : « C’est ton affaire bébé cadum. Je peux comprendre. Mais je ne suis plus des rares qui s’obstinent à croire aux lendemains qui chantent. Où sont-ils ceux-là ? Les gilets jaunes ? Non ! Des revendications limitées, étroites sans envergure vraiment politique. La conscience politique appartient à l’Histoire du passé. Et si tu veux parler de philosophie, ne reste pas dans l’abstraction. C’est dans un système économique et politique que se développe l’humanité. Le mot humanité convient-il toujours à cette masse dont le sens de l’existence se réduit au mot consommation ? Et la pensée philosophique peut-elle encore y trouver racine? »

Sur ce dernier mot, il sortit, me laissant perplexe, me demandant quelle réalité devait-on accorder encore à ce mot.